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Spiritisme de Victorien Sardou
Spiritisme de Victorien Sardou

Ce mois-ci, nous vous présentons la suite de la pièce de théatre de Victorien Sardou Le Spiritisme. Il s'agit de l'ACTE II

 Victorien Sardou

La villa habitée par Mikaël. Au premier étage, garçonnière élégante. A droite, large fenêtre très visible à trois baies, avec balcon sur la rue. Au fond, à droite, porte d'entrée sur le palier du premier et la cage de l'escalier. Au gauche, porte de la chambre à coucher. A gauche, en pan coupé, le cabinet de toilette avec fenêtre sur le jardin. Au premier plan, à gauche, divan sous une glace. Table, chaises, causeuses, canapés, etc…
Au lever du rideau, les volets de la grande fenêtre sont clos. La porte du palier est fermée, de même que celle du cabinet de toilette est entre-baillés, laissant plus deviner que voir cette chambre qui reste sombre pendant tout l'acte, tandis que le palier est éclatant de lumière, quand s'ouvre la porte d'entrée et de même le cabinet de toilette très lumineux, très gai, avec sa fenêtre sur la jardin et sa terrasse ornée de vignes vierges. Tout étant fermé au lever du rideau, portes et fenêtres, la pièce est dans la fraîcheur et l'ombre.

SCENE I
Simone et Mikaël. Simone, en peignoir et en pantoufles, est étendue sur le canapé, Mikaël assis.

SIMONE. (Redressant la tête) Ecoutez !

MIKAËL. Quoi ?

SIMONE. On a sonné !

MIKAËL. Mais non !

SIMONE. Si ! Ecoutez ! (Silence. Ils prêtent l'oreille)

MIKAËL. Non ! Vous voyez bien, on aurait insisté !

SIMONE. (Ecoutant toujours) Comme cette nuit…

MIKAËL. Oh ! Cette nuit ! C'est différent ! On a bien carillonné !

SIMONE. (Inquiète) Qui cela pouvait-il être ? Votre domestique ?

MIKAËL. Sûrement non ! Sous prétexte que je m'absentais pour vingt-quatre heure, je lui ai donné congé jusqu'à ce soir, pour aller voir sa mère à Biarritz. S'il rentre ici demain matin, ce sera bien heureux… Et puis il a sa clef…

SIMONE. C'est singulier, vous ne trouvez pas, cette sonnerie enragée, vers minuit ?

MIKAËL. Bah ! Quelque passant !

SIMONE. Ou une femme…

MIKAËL. Oh ! Quelle idée !

SIMONE. Non ! Je ne le crois pas ! Mais qui alors, à votre avis ?

MIKAËL. Un ivrogne, un farceur, un gamin !

SIMONE. A cette heure-là ?

MIKAËL. Mais, ma chère aimée, que nous importe !

SIMONE. Si c'était pour moi ?

MIKAËL. Pour toi ?

SIMONE. Si l'on m'avait reconnue hier au soir, à cette gare ?

MIKAËL. Quelle idée, sous cette voilette ? D'ailleurs, le train était déjà en marche, la cour, la salle d'attente, étaient vides. Vous n'y êtes restée que le temps de voir Thécla et Delphine manquer le train et vous faire signe de vous éloigner, une minute à peine ; et par les rues désertes, où pas un bec de gaz n'était allumé, sous prétexte de lune, nous avons gagné la ruelle et mon jardin, sans rencontrer âme qui vive ! Qui vous eût reconnue, et même entrevue ?

SIMONE. En effet !

MIKAËL. Enfin, si c'était ce que vous pensez, après deux ou trois sonneries, on ne serait pas parti si complaisamment, ou l'on serait revenu.

SIMONE. C'est vrai !… Vous avez raison !

MIKAËL. Vous êtes nerveuse, ma Simone, fiévreuse, inquiète !

SIMONE. Le manque d'habitude ! Je m'y ferai. Quelle heure est-il ?

MIKAËL. Trois heures et demie !

SIMONE. C'est le moment de m'apprêter, n'est-ce pas ?

MIKAËL. Sans vous hâter !

SIMONE. (Soupirant et étirant ses bras sans se lever) Allons ! Il faut partir ! Quel ennui ! On est si bien dans ce demi-jour et ce grand silence, où l'on entend que le bourdonnement des insectes ! Voilà comme je voudrais vivre, loin de tout et de tous, des obligations du monde, des devoirs ennuyeux, au gré de ma fantaisie. Une vie toute de solitude, de paresse et d'amour. (Elle se lève et va et vient à sa toilette) Mais c'est si bête la vie ! Elle n'est jamais à notre gré, et tout y va au caprice du hasard. Un pas de plus ou de moins et votre sort en dépend. Vous prenez le trottoir à droite, vous y faites une rencontre que vous évitiez sur la gauche, et vous voilà malheureuse pour toujours… Je reviens de Londres avec mon père, on me présente, sur le bateau, un homme qui me déplaît un moins que les autres, et six mois après, je suis madame d'Aubenas. Que j'eusse pris le bateau suivant, j'avais un autre mari, vous peut-être.

MIKAËL. (Assis sur le pouf) Plût au ciel que je me fusse trouvé sur votre route ! Mais auriez-vous seulement pris garde à moi ?

SIMONE. (Se récriant) Oh ! si l'on peut ?…

MIKAËL. Un piètre mari pour vous, Simone, qu'un pauvre diable tel que moi, ayant à peine de quoi vivre.

SIMONE. Mais êtes-vous mauvais ! J'étais assez riche pour deux, et mon père me laissant bien la liberté du choix !… J'ai tant tardé quand j'étais vieille fille, avant de découvrir le mari à mon gré ! Et quand je le trouve, il est trop tard !

MIKAËL. (Se levant) Tu n'y vois pas ! Si je donnais un peu de lumière ?

SIMONE. Oui. (Il ent'ouvre un volet avec précaution, un rayon de soleil jaillit dans la pièce. On entend dans la rue un bourdonnement de voix lointaines) Ces bruits de voix… Vous n'entendez pas ?

MIKAËL. Si ! C'est sur la place et plus loin, dans la grande rue.

SIMONE. Ce n'est pourtant pas jour de marché ?

MIKAËL. Non.

SIMONE. C'est une rumeur comme ces jours-là ?

MIKAËL. Il y a en effet beaucoup de monde sur la place… Des gens groupés… ou qui remontent la grande rue ! On cause sur le pas des portes ! Voici votre jardinier et le valet de pied devant votre grille, bavardant avec des voisins…

SIMONE. Voyons… (Elle regarde) Oui ! (Inquiète) Il y a quelque chose ! Qu'est-ce que cela peut être ?

MIKAËL. Bah ! Un voleur pris sur le fait ! Un cheval emporté, une dispute ! Pour ces gens de province, tout est événement ! Cela vous inquiète !

SIMONE. Un peu, oui. Est-ce qu'on sait ?

MIKAËL. Bon, si cela devait vous empêcher de sortir ; mais vous pouvez être sûre que la ruelle est toujours déserte.

SIMONE. (Regardant sa maison) Dire que je suis près de lui, sans qu'il s'en doute !… La seule chose qui me console de partir, c'est qu'en sortant d'ici je ne le verrai pas. (Elle redescend) Comme la première fois, où j'étais si troublée que j'ai pensé me trahir. Pour cacher mon embarras, je parlais, parlais comme une folle ! Se peut-il qu'un homme ne soupçonne pas la vérité, rien qu'à la façon dont on esquive son baiser ? Une femme ne s'y tromperait pas ! Enfin, huit jours sans le voir ! J'ai le temps de préparer mes mensonges, me voilà condamnée à mentir, à tout instant… avec mes paroles, mes regards, mes sourires, et cela, passe ! Mais il y a pis !

MIKAËL. Ah ! Tu m'as dit…

SIMONE. (Se retournant vivement) J'étais sauvée par ces tables qu'il fait tourner la nuit jusqu'à trois ou quatre heures du matin ! Mais à présent… là-bas… dans huit jours !

MIKAËL. (La prenant dans ses bras) Oh ! Non ! N'est-ce pas ?

SIMONE. Il m'aime, cet homme et alors… (Se dégageant) Tais-toi… Tais-toi, je t'en prie… Pourquoi parler de cela ? Oui ! D'autres se prêtent ou s'y résignent, ou s'y plaisent ! Moi… plutôt que d'être condamné à l'amour forcé, je suis femme à lui crier : va-t'en ! Laisse-moi… Vas-t'en ! Je suis à un autre !

MIKAËL. Ton rêve, je l'ai fait, moi aussi ! T'emporter chez moi, dans mon pays, comme un voleur, pour y cacher notre amour. Pour moi, c'est bien facile ; je n'ai rien qui m'enchaîne, ni famille, ni amis, ni emploi, ni obligations, ni devoir autre que de t'aimer ; mais toi…

SIMONE. Oh ! Moi… Quand nous reverrons-nous ?

MIKAËL. Dans quinze jours !…

SIMONE. Si tard !

MIKAËL. Je ne puis pas arriver là-bas tout de suite. Il s'étonnerait.

SIMONE. (Railleuse, assise à mettre ses bottines) Lui ?… Il songe bien à cela, et à moins que ses Esprits ne l'avertissent…

MIKAËL. Si nous n'avons rien de plus à craindre… Mais là-bas…

SIMONE. (Lui passant le crochet et tendant son pied sur le tabouret) Alors, ne venez pas !

MIKAËL. Méchante ! (Il commence à boutonner)

SIMONE. Nous ferons pour le mieux avec l'aide de Thécla. Mais nous ne retrouverons pas de sitôt des heures comme celles-ci…

MIKAËL. En novembre, à Paris. (Achevant de boutonner une de ses bottines) Il n'y a encore que là pour s'aimer à l'aise…

SIMONE. Comme vous maniez cela, vous le faites bien lestement ! (Elle présente l'autre pied) Quelle habitude !

MIKAËL. Mais…

SIMONE. Faites donc le maladroit, à présent… Enfin !… C'est le passé cela, je n'ai rien à y voir ! Mais pour le présent et l'avenir ! (Prenant à deux mains la tête de Mikaël toujours à genoux et la serrant en le regardant les yeux dans les yeux) C'est à moi, cela, c'est à moi, et si tu me trahis…

MIKAËL. Tu me tueras ?

SIMONE. Mais oui !

MIKAËL. C'est convenu… (En se levant) Je vais atteler.

SIMONE. Attendez-moi, je descendrai avec vous ! (Elle passe dans la chambre à coucher pour mettre ses pantoufles et son peignoir dans la petite valise)

MIKAËL. (Regardant sa montre) Oh ! Oui, nous avons le temps ! Vingt minutes, nous serons à la station de Guétary à la tombée du jour ! Pour ce train omnibus, il n'y a que des gens du pays… D'ailleurs, avec cette voilette, le soir…

SIMONE. (Redescendant avec sa valise qu'elle pose sur la table) Tenez. (Elle jette ses pantoufles, ferme la valise, retire la clef et la met dans son porte-monnaie)

MIKAËL. Et votre sac à bijoux ?

SIMONE. Je l'ai confié à Thécla. Delphine est si étourdie qu'elle a failli un jour se le laisser voler. (Il lui donne les gants. Elle lui tend sa main à baiser) Voulez-vous me dégrafer cela ? (Mikaël passe derrière elle et attache le col. Elle continue en se préparant à mettre ses gants) Voilà ce qui m'a perdue, tenez !

MIKAËL. Quoi donc ?

SIMONE. Cela !… Cette fois, je ne me trompe pas ! On ferme la porte en bas.

MIKAËL. Oui !… Ne crains rien ! Ce ne peut être que mon domestique qui rentre avant l'heure. (Il va à la porte d'entrée qu'il ouvre à demi, tandis que Simone cache vivement sa figure avec le voile et se tient debout devant la table à gauche, le dos tourné vers le fond, feignant de regarder des gravures de mode. On entend Mikaël sur le palier) C'est vous, Philippe ?

PHILIPPE. (Dehors) Oui, oui, monsieur…


SCENE II
Simone, Mikaël, Philippe.

MIKAËL. ( A Simone) Restez-là, tranquillement, il n'entrera pas ! ( Elle se tient debout à gauche, sans affection, regardant une brochure et tournant le dos à Philippe qui paraît sur le deuxième seuil.)

PHILIPPE. (Vivement) Oh ! Monsieur ! (Il va descendre en scène)

MIKAËL. Doucement ! Je ne suis pas seul !

PHILIPPE. (S'arrêtant à la vue de Simone) Oh ! Pardon !

MIKAËL. Pourquoi ce retour ?

PHILIPPE. Ah ! Que je suis heureux de voir monsieur sain et sauf !

MIKAËL. (Surpris) Moi ?

PHILIPPE. Dès que j'ai lu ça dans un journal du matin, j'ai pris le premier train avec une peur que monsieur n'ai été pris dans ce malheur…

MIKAËL. Quel malheur ?

PHILIPPE. (Stupéfait) Monsieur ne sait pas ?

MIKAËL. Mais non !

PHILIPPE. Oh ! Monsieur n'est donc pas sorti ?

MIKAËL. Mais non ! Encore une fois ! Je ne sais rien ! Quoi ? Qu'est-ce ? Dites !

PHILIPPE. Oh ! Monsieur, un accident de chemin de fer !

MIKAËL. Où ?… Quand ?

PHILIPPE. Hier au soir, à trois cents mètres de la gare… Le train qui partait s'est heurté à un train de marchandises ! Les deux locomotives ont été éventrées, culbutées, les wagons lancés les uns sur les autres !

SIMONE. Ah ! Mon Dieu !

PHILIPPE. Mais le pire, monsieur, c'est que le train de marchandises charriait des bonbonnes de pétrole que le choc a défoncées ! Le pétrole a coulé sur la voie, où il s'est enflammé aux charbons tombés des locomotives. Tout a pris feu, et ça n'a plus été qu'une nappe de flammes, enveloppant les wagons et les faisant flamber avec les voyageurs pris dans la fournaise sans pouvoir en sortir. (Mouvement instinctif de Simone, arrêté par Mikaël)

MIKAËL. (Vivement) Mais quel train, quelle heure ? Le direct ou le suivant ?

PHILIPPE. Le suivant, je crois. (Mouvement de Simone) Voilà un journal d'ici avec des détails ! Et c'est un spectacle là-bas ! J'en suis malade ! On déblaie la voie, et on retire tous les morts.

MIKAËL. (Prenant le journal) Allez, allez… Je n'ai que faire de vous, et vous pouvez être utile, je vous suis… Allez ! Allez !

PHILIPPE. Oui, monsieur, oui ! Que je suis donc content que monsieur n'ai pas de mal ! (Il sort)


SCENE III
Simone, Mikaël.

SIMONE. Oh ! Mon Dieu, c'est le train qu'elles ont pris ! Mais où donc ces détails, où… Quelle heure ? Ce train… Quelle heure ?

MIKAËL. Là ! En tête !

SIMONE. Ah ! Oui ! (Elle lit) " C'est aujourd'hui seulement qu'on peut apprécier le terrible accident qui a jeté la consternation dans notre ville. A l'heure de nuit où nous écrivons ces lignes, la voie n'est pas encore dégagée et ne le sera pas avant la nuit prochaine, malgré le dévouement du personnel de la gare et le concours d'une compagnie du 75e de ligne… " (Elle s'arrête) Mais l'heure du train ?… L'heure ?… (Elle reprend sa lecture çà et là, courant le texte) " A la lueur des torches, des lanternes… les gémissements des blessés que l'on transporte… les cris des assistants qui reconnaissent quelqu'un des leurs… des flaques d'eau boueuses, et noires.. une fumée qui vous saisit à la gorge ! C'est une odeur affreuse, de pétrole, de vernis, de charbon, de terre mouillé, de linge brûlé, et disons-le, hélas ! de chairs grillées… " Ah ! L'horreur !

MIKAËL. (Lui prenant le journal et lisant) " On compte jusqu'à présent une trentaine de victimes, blessées plus ou moins grièvement, et vingt-deux morts, dont huit calcinés au point d'être méconnaissables. Mais il faut s'attendre à de nouvelles découvertes, quand on pourra déblayer trois wagons de première classe qui sont encore à l'état de brasier ardent, malgré l'eau dont on ne cesse de les inonder. "

SIMONE. Il ne dira pas l'heure du train ! Vous verrez ! Il ne le dira pas.

MIKAËL. (Cherchant) Patience !… Je cherche… je ne vois pas… Ah ! Si, peut-être. (Il lit) " On ne sait à qui attribuer la responsabilité de cette catastrophe. Le train de marchandises aurait dû stopper dans un embranchement parallèle à la voie, dix-sept minutes avant le départ de la gare du train 45, à son heure, réglementaire, de onze heures vingt. "

SIMONE. C'est bien celui-là, le second.

MIKAËL. Celui qu'elles ont pris…

SIMONE. Et Thécla, Delphine… Oh ! Dieu, est-ce possible ! Thécla ! Ma bonne Delphine, si dévouée… Blessées ? Mortes ?… Ah ! Et moi alors, partie avec elles ! On ne m'a pas revue ! On me croit morte aussi, moi !

MIKAËL. Sûrement !

SIMONE. Mais c'est effroyable ! Je suis perdue !

MIKAËL. Mais non !

SIMONE. Mais si !

MIKAËL. Vous avez pu échapper au désastre !

SIMONE. … Et je n'ai pas couru chez moi ? On ne m'a vue nulle part ! De toute la nuit… de tout le jour ! Je n'ai le droit d'être sauvée que si j'explique mon absence ! Et comment l'expliquer à présent, dites, comment ? Cette nuit, passe encore, mais aujourd'hui, à quatre heures du soir !

MIKAËL. Epouvantée, vous avez fui au hasard.

SIMONE. A travers champs ?

MIKAËL. Pourquoi pas… vous réfugier et…

SIMONE. Où ? Chez qui ?

MIKAËL. Epuisée, évanouie…

SIMONE. Pendant seize heures ?

MIKAËL. Et l'affolement, on a vu en pareil cas des gens frappés de stupeur, au point de rester muets, hagards, des heures, des jours entiers .

SIMONE. Et je ne suis pas rentrée chez moi, n'est-ce pas ? Parce que j'avais oublié mon adresse ! Mais c'est stupide, voyons, ce que vous m'offrez là, c'est stupide !

MIKAËL. Alors ! Quoi ?

SIMONE. Rien ! Il n'y a rien ! Oh ! Dieu ! Quelle fatalité ! Et plus je tarde à présent, plus je m'accuse !

MIKAËL. (Qui a pris le journal) Si Thécla ou Delphine, ou seulement l'une d'elles étaient sauvées…

SIMONE. Nous le saurions !

MIKAËL. Cette sonnerie, cette nuit ! Ce matin ?

SIMONE. Elles ?

MIKAËL. Peut-être ! Je cherche s'il est question d'elles.

SIMONE. Elles auraient bien su se faire ouvrir !

MIKAËL. D'ailleurs !… D'ailleurs voici leurs noms !

SIMONE. Leurs noms ?

MIKAËL. Oui…

SIMONE. Parmi les morts ?

MIKAËL. Oui.

SIMONE. (Très émue) Oh ! Ma chère Delphine ! Pauvre fille.

MIKAËL. Et le vôtre ! Ici, lisez !

SIMONE. (Lisant en essuyant ses yeux) " On compte jusqu'à présent dix-sept morts, et trente-deux voyageurs blessés plus ou moins grièvement, dont les noms suivent. "

MIKAËL. Non… Ici, plus bas !

SIMONE. (Avec une émotion qui devient plus vive quand il est question de son nom) " A cette liste, il faut ajouter les noms des voyageurs dont les corps n'ont pas encore été retrouvés. Le capitaine Tallard et sa femme, Madame veuve Olivert et sa fille de quatorze ans. La comtesse Thécla… (Elle s'arrête suffoquée et reprend) Thécla-Vasilesco… Madame d'Aubenas et sa femme de chambre. Au nombre des personnes arrivées les premières sur le lieu du sinistre et qui n'ont pas cessé toute la nuit d'aider au sauvetage des blessés et au transport des morts il faut signaler M. d'Aubenas, affolé par l'idée que Mme d'Aubenas a pu prendre le train omnibus, après avoir manqué le direct. Aucun de nous n'était maître de son émotion à le voir courir anxieusement, des blessés aux morts, s'efforcer de reconnaître dans les cadavres carbonisés, les restes d'une femme adorée, ou de la retrouver, au péril de sa vie, dans les décombres des wagons en feu, et malgré la fatigue, de nombreuses défaillances et les efforts des amis qui l'entourent à cette heure encore, il s'obstine à sa funèbre recherche. "

MIKAËL. Chut ! On monte l'escalier vivement !


SCENE IV
Mikaël, Simone, Philippe.

PHILIPPE. (Dehors à la porte, après avoir frappé) Monsieur ! Monsieur !

MIKAËL. (A la porte sans l'ouvrir) C'est vous, Philippe ? Quoi encore ?

PHILIPPE. Je viens prévenir monsieur que j'ai vu de loin une voiture avec quatre personnes, se dirigeant de ce côté, monsieur reçoit-il ?

MIKAËL. Cela dépend ! Quelles personnes ?

PHILIPPE. Je n'ai reconnu qu'une seule, Monsieur d'Aubenas ! (Mouvement de Simone)

MIKAËL. Vous êtes sûr ?

PHILIPPE. Très sûr ! Monsieur reçoit-il ?

MIKAËL. Oui, oui, allez, faites monter ces messieurs.

SIMONE. Ici ! Lui !

MIKAËL. Oui, la voiture s'arrête à ma porte !

SIMONE. Il sait tout !

MIKAËL. Comment le saurait-il ? Tout au plus un soupçon ! Raison de plus pour le recevoir. (Il pousse la porte de la chambre à coucher)

SIMONE. (Ecoutant à la porte d'entrée) Le voici ! Je l'entends ! (On entend des voix au dehors)

MIKAËL. Ils montent ! Dans cette chambre, vite… et ne craignez rien, je suis là ! (Il va tirer le verrou de la porte d'entrée.

SIMONE. (Sur le seuil de la chambre) Oh !… de lui, qu'ai-je à craindre ? Il est bien trop bon ! Ce n'est pas sa colère que je redoute !… C'est sa douleur ! (Mikaël ferme sur elle la porte de la chambre au moment où Philippe ouvre celle du fond devant les nouveaux venus.)


SCENE V
Mikaël, d'Aubenas, Valentin, Georges, Marescot.

D'AUBENAS. (Dehors) Votre maître est là ?

PHILIPPE. (Dehors) Oui, monsieur… (D'Aubenas entre vivement, débraillé, linge sali, visage et mains noircis par la fumée)

D'AUBENAS. Ah ! Enfin ! Enfin ! Je vous vois !

GEORGES. Nous avons sonné vainement hier au soir.

VALENTIN. Et ce matin !

MIKAËL. Vous pensez bien, monsieur, qu'à la première nouvelle j'ai couru là-bas… où j'ai passé la nuit…

VALENTIN. Je ne vous ai pas vu…

MIKAËL. Dans cette foule !…

D'AUBENAS. Enfin, vous voilà ! Mais pour détruire peut-être le seul espoir qui me reste !

MIKAËL. Moi, monsieur ?

D'AUBENAS. Le dernier ! (Georges lui serre la main) Vous avez accompagné madame d'Aubenas, son amie, et la femme de chambre jusqu'à la gare ?

MIKAËL. Où je leur ai fait mes adieux…

D'AUBENAS. Sans les suivre sur le quai ?… jusqu'au wagon qu'elles ont pris ?

MIKAËL. A notre arrivée, le train s'ébranlait déjà.

D'AUBENAS. Le direct ?

MIKAËL. Le direct ! Ces dames n'ont eu que le temps d'y courir… sans prendre leurs billets. Je leur ai crié de loin : " Hâtez-vous ", et je suis parti…

D'AUBENAS. Sans constater si elles avaient pris place dans ce train ?

MIKAËL. Je l'avoue !

D'AUBENAS. Ainsi… ainsi, monsieur, vous ne pouvez pas me dire si madame d'Aubenas est partie par le direct ou si elle a dû attendre le train suivant ?

MIKAËL. Je n'affirmerais pas qu'elle soit partie par l'express, mais il y a tout lieu de l'espérer…

D'AUBENAS. Ah ! L'espérer… Voilà toute une nuit que je l'espère ! C'est une certitude que je voulais et je ne l'ai pas ! Loin de là ! Vos réponses me laissent plus anxieux. Si elle n'est pas partie par le premier train, elle est morte… et de quelle mort ! Grand Dieu ! Pour une minute de retard ! Une minute ! Brûlée ! Brûlée vive !

GEORGES. Pourquoi supposer le pire ? Monsieur penche pour le direct !

MARESCOT. Et c'est si probable !

D'AUBENAS. Mais non, non. Ce n'est pas probable… Le train était en marche.

GEORGES. Simone n'est pas femme à s'en effrayer !

MARESCOT. Et à ne pas ouvrir une portière en courant.

D'AUBENAS. Seule, oui… Mais avec ces deux femmes !

MIKAËL. Mais une dépêche ? A Noizelle.

GEORGES. Vous pensez bien que nous l'avons expédiée dès cette nuit, mais à cette heure elles y sont à peine.

D'AUBENAS. Et la sienne !… Qu'elle devait m'adresser dès son arrivée… à onze heures au plus tard. Il est quatre heures dix et je ne l'ai pas !

GEORGES. Oh ! Ceci ne doit pas t'inquiéter.

MARESCOT. Ne pouvant pas soupçonner l'accident et l'urgence, elle ne l'aura expédiée que vers une heure…

GEORGES. Avec l'encombrement des télégrammes qui affluent… l'affolement des buraliste…

MARESCOT. D'ailleurs, à présent, la dépêche ne peut tarder…

GEORGES. Nos gens savent toujours où nous sommes.

MARESCOT. Tu l'auras dès son arrivée…

D'AUBENAS. Si elle arrive !

GEORGES. Allons ! Du courage.

MARESCOT. Courage.

D'AUBENAS. J'en ai eu jusqu'ici, mais à présent !

VALENTIN. Vous êtes épuisé ! Vous n'avez rien pris depuis hier, et pas un moment de sommeil !

D'AUBENAS. Vous non plus ! J'abuse de votre amitié !

VALENTIN. Prenez.

D'AUBENAS. Non, merci, rien, rien !

VALENTIN. Vous n'êtes pas raisonnable… Qu'est-ce cela ? Une brûlure ?

GEORGES. Une brûlure ?…

D'AUBENAS. Je la sens à peine. Ce n'est rien !

GEORGES. Tu t'es brûlé à remuer ces débris en feu !

D'AUBENAS. Oui, peut-être…

MARESCOT. Et sans rien découvrir, c'est encore de l'espoir.

D'AUBENAS. Ah ! Qui sait ?… Qui sait ?… Combien sont-ils encore là-bas, qu'on n'a pas retrouvés ? Et ces malheureux sont si défigurés ! Je l'ai peut-être tenue dans mes bras !… sans la reconnaître ! (Fondant en larmes) Elle… Elle… ma bien aimée Simone… Est-ce possible, mon Dieu ! Est-ce possible !

GEORGES. (A Marescot, lui serrant la main en silence) Partons, viens ! Partons ! (Il se lève péniblement)

MARESCOT. Chez toi.

D'AUBENAS. Non ! Non, là-bas !

MARESCOT. Tu veux ?

D'AUBENAS. Je veux chercher encore !

GEORGES. Mais c'est affreux, cette recherche !

D'AUBENAS. Ce qui est affreux ! C'est de ne pas savoir !… Allons ! Viens ! Viens !

GEORGES. On vient ! Quelqu'un !


SCENE VI
Les mêmes, Philippe.

D'AUBENAS. (Avec un cri de joie) la dépêche ? (Philippe entre)

PHILIPPE. Monsieur ? Il y a quelqu'un en bas qui désire parler à monsieur.

D'AUBENAS. Quelqu'un ?

PHILIPPE. Le docteur Parisot !

D'AUBENAS. Ah ! On l'a trouvée ?

PHILIPPE. (Balbutiant) J'ignore…

MARESCOT ET GEORGES. (Ensemble) Mon frère ! Ami !

D'AUBENAS. (Se dégageant) Laissez-moi, on l'a trouvée, laissez-moi… (Il s'élance dehors, suivi de son frère et on l'entend crier dans l'escalier) Docteur !… Docteur, où êtes-vous, docteur ?


SCENE VII
Les mêmes, moins d'Aubenas et Georges.

MARESCOT. (A Philippe) C'est bien elle, n'est-ce pas ?

PHILIPPE. Oh ! Sûrement ! Mais si défigurée que monsieur Parisot ne l'a reconnue qu'à la chaîne d'acier de son sac à bijoux… Les bijoux épars, tordus, le sac et les écrins brûlés, mais son chiffre en or encore bien visible…

MARESCOT. Quel malheur ! (A Mikaël et à Valentin) Venez-vous ? (Il sort avec Philippe)

MIKAËL. (Prenant son chapeau) Nous vous suivons !


SCENE VIII

Mikaël, Valentin puis Simone.

MIKAËL. (Faisant signe à Valentin de sortir avant lui) Monsieur ?

VALENTIN. (Sans bouger et avec un geste de dénégation) Oh ! Pardon, monsieur, pardon ! Mais il me paraît inutile de chercher si loin une personne qui est ici.

MIKAËL. (Saisi) Je ne comprends pas !

VALENTIN. (Tranquillement) Oh ! Que si, vous comprenez très bien ! Votre absence cette nuit là-bas, votre obstination à ne pas ouvrir votre porte ; l'empressement de votre domestique à rebrousser chemin pour vous prévenir de notre visite ! Tout cela m'avait paru bien étrange. Je lui dis à mi-voix dans l'antichambre : " Nous allons gêner votre maître qui n'est pas seul. Ah ! Monsieur, croiriez-vous que c'est moi qui lui ai appris ce malheur ? " Mes soupçons se confirmaient. L'embarras, la froideur de vos réponses à mon pauvre ami ne les ont pas atténués, il s'en faut ! Et le mouvement de surprise dont vous n'avez pas été maître à la nouvelle que le corps de Simone était retrouvée, ne m'a plus laissé l'ombre d'un doute ! Elle est là, dans cette chambre, ou dans cette autre ! (Il se dirige vers le cabinet de toilette)

MIKAËL. (Lui barrant le passage de la chambre à coucher) Monsieur !

VALENTIN. (Tranquillement, désignant la chambre) Très bien ! C'est dans celle-ci…

MIKAËL. Je vous répète, monsieur, que…

VALENTIN. (Sans l'écouter, à très hautes voix) Allons, Simone, ouvre donc ! Tu sais quel ami je suis. Et je t'aime encore mieux vivante ici que morte là-bas !


SCENE IX
Simone, Mikaël, Valentin. La porte de la chambre s'ouvre et Simone paraît sur le seuil, toute pâle, d'une main le mouchoir sur les yeux, de l'autre se tenant au montant de la porte. Mikaël court fermer la porte d'entrée. Valentin va vivement à Simone qui s'appuie sur son bras et avec son aide descend jusqu'au siège à gauche, où elle tombe en pleurant.

SIMONE. Oh ! Le malheureux ! Quel mal ! Quel mal je lui fais !

VALENTIN. Il est bien à plaindre, en effet.

SIMONE. Et moi bien coupable, n'est-ce pas ?

VALENTIN. Assurément !… Oui !… Ma pauvre enfant… Mais plus vertueuse, à cette heure, tu ne serais que cendres, les décrets de la providence sont insondables ! (Assis près d'elle) Comment allons-nous sortir de là ?… (Simone fait un geste de découragement) Tu y as bien songé ? (Simone répond du geste. Il continue) Fabriquer une dépêche, une lettre, supposer que tu as pu monter dans le premier train toute seule, ce qui t'a sauvée… (Mouvement de Simone) Personne n'y ajouterait foi !

SIMONE. (Emotion contenue) Et je n'aurais pas recours à un tel mensonge !

VALENTIN. Pas plus que je ne me prêterais à cette trahison. Alors quoi ? L'aveu ?

SIMONE. Ah ! Jamais cela, jamais !

VALENTIN. Il faudra pourtant bien en venir là !

SIMONE. Jamais ! Ah ! Dieu ! Affronter la vue de ce pauvre être, si bon, si désolé… J'ai bien assez souffert à l'entendre !

VALENTIN. Mais… Tu peux, sans le voir.

SIMONE. Lui apprendre que cette nuit j'étais là ?… Est-ce que je peux avouer cela sans mourir de honte ! Et puis que me vaudrait-il, cet aveu ? Son pardon ? Je n'en veux pas. Alors ? La rupture ? Le divorce ? On me croit morte ! Soit, je suis morte ! Le voilà, le divorce, et le meilleur de tous, celui-là !

VALENTIN. Non ?… Tu ne veux pas laisser croire ?…

SIMONE. A ma mort ? Ah ! Dieu si, je le veux !

VALENTIN. (Stupéfait) Allons donc !

SIMONE. Je déplorais de ne pas être librement à celui que j'aime, sans hypocrisie, ni partage… C'est fait ! Ma mort est un mensonge qui m'affranchit de tous les autres… qui me rend la liberté et toutes mes pensées, de tous mes actes, de mon corps et de mon âme, et j'hésiterais… et tu veux que j'hésite ?

VALENTIN. Mais c'est absurde, cette fable ?

SIMONE. Moins que la vérité ! Elle n'est bonne qu'à le désoler, la vérité, voilà tout ! C'est bien assez d'avoir trahi sa confiance, sans lui infliger encore la douleur de le savoir. Je disparais. Il ignore tout, me pleure comme morte au lieu de me pleurer vivante ; et je lui laisse de moi des regrets attendris au lieu du souvenir amer de ma trahison !…

VALENTIN. Toute femme excelle à donner un air de raison à la folie.

SIMONE. Mais en quoi, folie, en quoi ?

VALENTIN. Ta prétendue mort ? Mais ma pauvre enfant, c'est du roman, du drame, de l'opéra, de la féerie ! Tout ce que tu voudras ! Mais ça ne tient pas debout ! Et si tu crois que je vais prêter les mains à une telle extravagance !

SIMONE. Je ne te demande que de ne pas la révéler.

VALENTIN. Et que deviendras-tu ? Où iras-tu ?

SIMONE. Chez lui !

VALENTIN. En Serbie.

SIMONE. Et qui m'y soupçonnera sous un faux nom ?

VALENTIN. Un faux nom ! Mais en Serbie, à quarante-huit heures de Paris, il te faudrait un masque et toute une vie nouvelle, n'est-ce pas ? Tu te figures que tu vas rompre ainsi avec tes habitudes, plaisirs, amitiés ! Paris, les tiens, ton monde !

SIMONE. Ah ! Je m'en soucie bien de Paris et du monde ! A présent, le monde, c'est Mikaël et moi !… Mes plaisirs, j'en sui excédée ! Mes amitiés ? C'est toi, mes amitiés ! Je n'ai que toi ! Tu seras bien mon seul regret !

VALENTIN. (Désignant la maison d'Aubenas) Et lui ? Rien ?

SIMONE. Oh ! Lui… Lui… C'est mon remords et la vraie cause de ce que tu appelles ma folie ; tu devrais bien le comprendre, c'est lui que je fuis ! Sa douleur me fait trop de peine ! Je ne veux pas me retrouver un jour en sa présence, et dût-il ne pas me dire un seul mot, subir la tristesse de son regard. Là-bas, je pourrai me persuader qu'il est mort, pour moi, comme je suis morte pour lui, et si je n'oublie jamais le chagrin dont je suis la cause… au moins je ne serai pas condamnée à le voir !

VALENTIN. Et si tu persistais dans cette décision dictée par la fièvre, tu partirais ?…

SIMONE. Cette nuit ! Je voudrais déjà être au bout du monde !

VALENTIN. Avec monsieur, qui sans doute approuve ce départ !

SIMONE. Oh ! Lui, naturellement !

MIKAËL. Pardonnez-moi, Simone, mais je pense avec monsieur, qu'une décision si grave mérité réflexion. C'est une mesure extrême à laquelle rien ne nous oblige…

SIMONE. C'est vous ?…

MIKAËL. Permettez…

SIMONE. … Vous refusez, vous ?… C'est vous qui refusez ?

MIKAËL. Du calme, je vous en prie… Votre exaltation est bien excusable. C'est à nous de garder le sang-froid qui vous manque. Cette mort supposée, cette fuite nocturne, tout cela pourrait avoir sa raison d'être, si le mariage était indissoluble. Mais nous n'en sommes plus là, grâce à Dieu, et vous faites trop bon marché d'une solution toute naturelle, toute simple…

SIMONE. Le divorce ?

MIKAËL. Eh ! Oui !

SIMONE. Et le procès, et le scandale ! Des formalités qui me mettront en présence de celui que je ne veux plus voir, à aucun prix ! Mon nom traînant partout, livré à la curiosité, à la risée publiques ! Je serai l'héroïne de cette affreuse aventure ! On dira de moi : " Celle du chemin de fer, vous savez, dont le pauvre mari se brûlait les mains à chercher le cadavre tandis qu'elle était chez son amant ! " Mais c'est révoltant… ce que vous proposez là ! Comment osez-vous me l'offrir ! C'est aussi honteux pour vous que pour moi !

MIKAËL. Quelle exagération, Simone ! On en parlera pendant trois jours et l'on n'y songera plus dès que vous serez ma femme.

SIMONE. Il vous plaît que je le sois dans ces conditions-là ?

MIKAËL. Les seules possibles ! Car enfin, vous ne songez pas à contracter là-bas un autre mariage illégal et nul ?

SIMONE. Ah ! Je pense bien à cela !

MIKAËL. Quand il ne tient qu'à vous d'être ma femme légitime, vous préférez ?…

SIMONE. Je ne le préfère pas…

MIKAËL. Et quelle sécurité pour vous ?

SIMONE. J'ai donc plus confiance en votre amour qu'en vous-même !

MIKAËL. Mon amour n'est pas en cause. Il s'agit des garanties qu'il peut vous offrir de bonheur, et surtout de bien-être, en échange de celui auquel vous avez droit. Car enfin, ce ne sera pas même l'aisance, avec de gros ennuis, des privations de toute sorte et, sinon la pauvreté, du moins la gêne.

SIMONE. Je l'accepte…

MIKAËL. La fameuse chaumière, du pain, de l'eau, et une natte pour dormir.

SIMONE. Le mariage de Loti.

MIKAËL. Quand vous n'aurez plus dix valets à vos ordres, et trois toilettes à faire par jour…

SIMONE. Pour qui me prenez-vous ?

MIKAËL. Pour une mondaine qui ne sait pas ce que c'est qu'une privation.

SIMONE. Vous n'y songiez pas tout à l'heure à ces privations. J'entends encore votre air de bravoure : " Ah ! Si je pouvais vous emporter dans mon pays, chez moi ! "

MIKAËL. Simone, on dit ces choses-là…

SIMONE. Sans y croire !

MIKAËL. Sans en mesurer la portée, mais au moment d'agir…

SIMONE. On se dérobe !…

MIKAËL. Puisqu'il y a une solution plus simple !

SIMONE. Qui me révolte !

MIKAËL. Pourtant !

SIMONE. Enfin, m'aimez-vous, oui ou non ?

MIKAËL. Quelle demande !…

SIMONE. Et je vous enlève ! Et vous résistez ! Mais c'est vous qui devriez me supplier d'y consentir à ce départ ! Qui devriez être plus pressé que moi de m'arracher à tout ce qui me dispute à votre amour. J'ai tous les courages, et vous pas un ! D'où vous vient cette peur subite de tout ce que je brave, moi, femme, et qui vous épouvante ?

MIKAËL. Je ne conçois rien à ces reproches, Simone ! Je ne vous dis rien que de très raisonnable !

SIMONE. Oh ! Comment donc ! Très raisonnable ! On ne peut plus raisonnable !

MIKAËL. Vous m'accorderez bien qu'on ne prend pas une résolution pareille sans réfléchir, et nous pouvons bien attendre à demain.

SIMONE. Demain ? Vous croyez que je vais passer la nuit à cent pas de cette maison où l'on me pleure ! Demain ! Ah ! Demain !

MIKAËL. J'ai des mesures à prendre. Il me faut le temps de mettre de l'ordre dans mes affaires !

SIMONE. Et quelles affaires ! Vous me disiez là, là, à l'instant : " Je n'ai ni famille, ni parents, ni emploi, ni obligations, ni devoirs, qui me tiennent ! Mon seul devoir, c'est de vous aimer ! " Faites-le donc !

MIKAËL. Laissez-m'en les moyens !

VALENTIN. L'argent ! (Mouvement marqué de Mikaël et de Simone, qui, saisie, le regarde. Il continue très tranquillement) Eh oui, vous pourriez bien discuter ainsi pendant des heures sans prononcer le mot de la situation : … l'argent !

SIMONE. L'argent ?

VALENTIN. Vous ne serez jamais d'accord. Tu es une exaltée ! Une romanesque, une emballée ! Monsieur est un esprit pondéré, sagace, positif et pratique. Il n'habite pas comme toi les nuages. Il rase le sol et fait ce raisonnement bien simple : " Il n'y a de vraie solution que le divorce car le divorce laisse tous ses biens à celle que j'adore. J'épouse celle que j'adore et je suis le plus heureux des hommes. "

MIKAËL. C'est-à-dire…

VALENTIN. (Continuant) Oui !… Tandis que ta prétendue mort ne te laisse pas un centime et de plus vous crée des ennuis de toutes sortes, dont il ne veut à aucun prix, ni pour celle qu'il adore, ni pour lui.

MIKAËL. Je ne dis pas cela !

VALENTIN. Mais dites-le donc ! C'est bien naturel et Simone a trop d'esprit pour trouver mauvais qu'à l'ennui… de l'associer à votre pénurie, vous préfériez de beaucoup l'agrément de vous associer à sa fortune !

SIMONE. Oh !

MIKAËL. (Vivement) Simone ! Me croyez-vous capable ?…

SIMONE. Ce serait trop indigne !

MIKAËL. J'espère que vous prenez les insinuations de monsieur pour ce qu'elles valent !

VALENTIN. Alors, elle est fixée !

MIKAËL. (Violemment) Vous osez ?

VALENTIN. (Froidement) C'est à moi que vous parlez ?

SIMONE. (S'interposant vivement) Valentin !… Non ! Non, tais-toi ! Tais-toi, je t'en prie ! (Un silence, à Mikaël) Il faut en finir, n'est-ce pas ? Vous vous refusez décidément au départ ?

MIKAËL. Oui ! Mais pour d'autres raisons que celles que monsieur a le front de supposer… (Mouvement de Valentin retenu par Simone)

SIMONE. (A mi-voix à Valentin) Tais-toi ! (A Mikaël) Alors, je n'ai plus qu'un parti à prendre, celui que me conseillait Valentin… l'aveu !

MIKAËL. (Vivement) Et le divorce !

SIMONE. Oh ! Le divorce ! Ce n'est qu'une probabilité ! La seule que nous ayons admise ; mais il y en a une autre !

MIKAËL. Laquelle ?

SIMONE. Le pardon !

MIKAËL. De votre mari ?

SIMONE. Il est assez bon, assez généreux et m'aime assez pour cela.

MIKAËL. A ce point, c'est peu probable !

SIMONE. Probable ou non, c'est possible, n'est-ce pas ? (Geste de Mikaël) Enfin, admettons-le ! L'admettez-vous ?

MIKAËL. (Sans conviction) Si vous voulez !

SIMONE. Pardonnée par lui, vous m'estimez assez, je pense, pour être sûr, qu'entre nous, tout, à jamais.

MIKAËL. (De même) Oui !…

SIMONE. Ce serait donc la rupture définitive, absolue… La risquons-nous ?

MIKAËL. Vous supposez ?

SIMONE. Oh ! Ne discutons plus. Il faut répondre ! Répondez ! Je n'ai que le choix de la fuite avec vous, ou de mes aveux ! Et s'il pardonne, je ne vous revois de ma vie… est-ce dit ?

MIKAËL. (Embarrassé) Et vous exigez une réponse ?

SIMONE. Immédiate !

MIKAËL. Je vous aime trop pour hésiter…

SIMONE. (Avec espoir) Enfin !

MIKAËL. Et je ne peux pas vous conseiller la fuite qui ferait de vous une aventurière, tandis que l'aveu…

SIMONE. Peut nous séparer !…

MIKAËL. Mon Dieu ! C'est une chance !

SIMONE. A courir ?…

MIKAËL. Peut-être !…

SIMONE. (Eclatant) Ah ! Tu l'entends, tu l'entends ?

VALENTIN. C'est assez clair…

SIMONE. Tu avais raison. L'argent ! L'argent ! Ah ! Le misérable ! C'est bien cela, l'argent !…

MIKAËL. Oh bien ! Quand je défends votre intérêt !…

SIMONE. (A Valentin) Ecoute cela, écoute… C'est par amour pour moi qu'il me jette aux bras d'un autre !

MIKAËL. Ma conscience !…

SIMONE. Sa conscience ! La conscience de cet homme à qui je dis : " Je suis à toi, pour toi, je renonce à tout, je brave tout ! " et qui me répond : " Pardon, pardon ! C'est très joli, tout ça, mais la dot !… Où est la dot ? Sa conscience ! "

MIKAËL. Si vous ne me laissez pas…

SIMONE. Mon divorce, à bonne heure ! Il y gagnait la fortune et la femme par-dessus le marché !… Mais ma mort, ma fuite, qui me laissent sans un sou ! La femme sans les millions ! L'amour sans le butin ! La créature qui n'a plus rien à elle ! Pas même ses bijoux ! On rend ça à son mari !

MIKAËL. (Impassible et souriant en roulant une cigarette) Si je ne vaux pas mieux que cela ?

SIMONE. Je suis sans excuse, n'est-ce pas ? Ah ! Dieu ! Oui, oui, sans excuse ! (A Valentin) Regarde-le, tiens… Il a si peu conscience de son infamie qu'il sourit et s'étonne que je m'en indigne ! Eh bien, quoi ! Il ne veut pas s'encombrer d'un amour sans profit ! C'est trop juste, il faut bien qu'il se dédommage de ce que la nature en lui donnant une âme si abjecte, n'a pas fait de lui une fille qui pût se vendre !

MIKAËL. Ah !… (Il fait un pas vers elle. Valentin fait un mouvement)

SIMONE. (Le retenant) Va-t'en ! Ne m'approche pas ! Ah ! Malheureux ! Je voudrais te tuer, et me tuer après ! (A Valentin) Emmène-moi, je t'en prie, je ne veux pas rester ici avec cet homme! … Emmène-moi !

VALENTIN. Tu n'y songes pas, ma pauvre enfant ! Il fait encore jour et la rue est pleine de monde !

MIKAËL. Monsieur a raison… Vous ne pouvez pas sortir… (Il prend son chapeau) Vous êtes ici chez vous. Je reviendrai dans une heure, le temps de calmer cette crise, et je ne désespère pas que la réflexion ne vous fasse apprécier plus sainement le seul parti qui pouvait vous rendre votre liberté.

SIMONE. Libre ou non, c'est bien fini entre nous…

MIKAËL. C'est bien vous qui l'aurez voulu ! (A Valentin) Entre nous, c'est une autre affaire et nous sommes gens de revue, je pense ?

VALENTIN. Comptez-y !…

MIKAËL. J'y compte… (Il sort)


SCENE X
Simone, Valentin.

SIMONE. (Assise) Et c'est pour cela que l'on gâte sa vie et celle des autres ! Que l'on devient fausse, égoïste, ingrate ! C'est à cela que l'on croit !… C'est à ça que l'on se donne, à ça !… A ça ! Ah ! Quel écœurement ! Quel dégoût ! Je me hais ! Je me hais ! Je voudrais me fuir ! Suis-je assez punie !

VALENTIN. (Assis près d'elle) Allons ! Allons ! Simonette ! Courage ! C'est déjà beaucoup d'être délivrés de ce drôle, et pour le reste, ne suis-je pas là, moi ?

SIMONE. Valentin !… Ne m'abandonne pas !… Je n'ai que toi, qu'est-ce que je deviendrais sans toi ? (Sourdes rumeurs dans la rue, voix de femmes disant les prières des morts)

VALENTIN. (Debout) C'est dans la rue ! (Il va à la fenêtre et regarde)

SIMONE. Qu'est-ce donc ?

VALENTIN. Ne regarde pas !

SIMONE. Pourquoi ?

VALENTIN. Une civière que l'on porte chez toi… et sous un drap blanc !

SIMONE. Une morte… Thécla ! (Valentin veut la retenir. Simone, allant à la fenêtre, il l'arrête) Laisse-moi !

VALENTIN. Prends garde !… Ton mari !

SIMONE. Laisse ! Laisse ! Je veux le voir ! (Elle prend la place de Valentin, à la fenêtre)

VALENTIN. A quoi bon ?…
SIMONE. Oui ! Le voilà ! Le voilà au bras de son frère… et tout pâle ! C'est lui qu'il fallait aimer ! Vois-le, vois ! Il pleure à présent ! Il pleure comme un enfant !

VALENTIN. (Cherchant à l'éloigner de la fenêtre, doucement) Allons ne reste pas là.

SIMONE. (Sans quitter la fenêtre) Ah ! Je devrais lui crier : " Méprise-moi, chasse-moi ! Je ne mérite pas tes larmes ! "

VALENTIN. Cet aveu-là, ma pauvre enfant, tu seras obligée de le faire plus tard !

SIMONE. (Pleurant toujours à la même place) En aurai-je jamais le courage ?

VALENTIN. (Tendrement) Moi, je le ferai et je vous rendrai l'un à l'autre.

SIMONE. (De même) Le pourras-tu !… Tu ne lui rendras pas celle qu'il regrette ! L'épouse aimante et fidèle qui n'est plus. Il a bien raison de la pleurer, celle-là ! Pleure ta Simone… car elle est morte… Elle est morte et moi aussi, je la regrette et je la pleure !


RIDEAU
Suite de la pièce le mois prochain Acte III